Originaire d'Argentine, le réalisateur Hugo Fregonese s'installe à Hollywood dans les années quarante, au cours desquelles il se spécialise dans les séries B à base de gangsters, Film Noir et autres Westerns. En 1953, la 20th Century Fox lui confie la mise en scène de JACK L'EVENTREUR, en fait une nouvelle adaptation de «The Lodger», roman policier de Marie Belloc Lowndes que le studio a déjà fait transposer par John Brahm moins de dix ans avant. Pour cette nouvelle version, Hugo Fregonese bénéficie de Jack Palance pour jouer l'ambigu locataire. Ce comédien au physique torturé n'a jusqu'ici pas accès au rôles de vedette, mais sa carrière a décollé l'année précédente avec L'HOMME DES VALLEES PERDUES, fameux Western de George Stevens dans lequel il est un inquiétant tueur.
A Londres, en 1888, un couple de bourgeois loue une chambre à Mr. Slade, lequel se présente comme un savant et installe un laboratoire sous les combles. Pendant ce temps, dans les rues du quartier de Whitechapel, un mystérieux assassin poignarde des jeunes femmes durant la nuit, au nez et à la barbe de la police...
Comme déjà mentionné, JACK L'EVENTREUR est l'adaptation d'un roman fameux, déjà transposé trois fois au cinéma auparavant. La première version est LES CHEVEUX D'OR, tourné en Grande-Bretagne par Alfred Hitchcock, curieux métrage de 1927 à cheval entre le muet et le parlant. Une version parlante traditionnelle de THE LODGER sort en Grande-Bretagne en 1932, réalisée par Maurice Elvey et avec la même vedette, Ivor Novello. Hollywood s'empare du récit en 1944 avec JACK L'EVENTREUR, une version classique et robuste livrée par John Brahm, titre devenu un classique du Film Noir au cours des années. Avec cette version de Fregonese, nous arrivons donc à pas moins de quatre versions pour une même histoire dans les seuls pays anglo-saxons !
Toutefois, cette version de 1953 s'affiche clairement comme une production à vraiment petit budget. Nous le constatons dès les premières minutes où la Tamise apparaît telle une rivière anodine d'à peine une dizaine de mètres de large, passant sous un pont qui ne dépareillerait pas dans un village campagnard ! Jack Palance vient du giron des seconds rôles, Constance Smith est une comédienne d'origine anglaise venant d'arriver à Hollywood un an auparavant, et Byron Palmer est un quasi-débutant, avec un seul long métrage à son actif.
LES CHEVEUX D'OR n'entretient que des liens vagues avec l'histoire de Jack l'éventreur telle qu'elle est aujourd'hui représentée au cinéma. JACK L'EVENTREUR de John Brahm progresse vers plus d'orthodoxie, avec l'emploi de la silhouette du tueur et des atmosphères gothiques. JACK L'EVENTREUR version Fregonese avance encore plus dans ce sens, dès son prologue où apparaît la silhouette de l'éventreur, reconnaissable entre toutes avec son manteau et sa sacoche, arpentant un Londres humide et brumeux parcouru par des filles de rues lourdement fardées. Les tavernes résonnent de chants et de rires sonores tandis que des policiers anglais à l'uniforme caractéristique surveille autant qu'ils peuvent les rues nocturnes. Cela ne freine pas le malfaisant assassin, si bien que les limiers de Scotland Yard, à commencer par l'inspecteur Warwick, mettent en oeuvre toutes les méthodes possibles pour lui faire échec.
Bref, par sa toile de fond, ce JACK L'EVENTREUR nous plonge dans une ambiance gothique familière. Il se livre aussi à des incartades stylistiques étranges. Ainsi, trois passages musicaux s'immiscent, dont deux dansés. Ces moments s'avèrent trop légers pour un tel drame ! Les scènes de meurtres donnent dans l'ellipse et surtout le changement de la profession des victimes donne un ton prude au film : les prostituées deviennent danseuses de french cancan ou chanteuse des rues.
Cela dit, à partir d'un matériel déjà visité et en dépit de contraintes de finance et de censure, Hugo Fregonese propose un travail techniquement accompli, soigné, pouvant tenir cinématographiquement la dragée haute à des titres plus fortunés. Surtout, Jack Palance compose un Slade à la fois touchant et inquiétant, introverti et menaçant, qui donne un intérêt réel au métrage et le fait rester dans les mémoires cinéphiles.
JACK L'EVENTREUR version Fregonese se trouve dans une situation inconfortable au sein de la filmographie inspirée par son assassin. D'une part, il reprend une histoire déjà racontée plusieurs fois au cinéma, et notamment deux fois dans des films connus, et ce sans apporter du neuf. S'il met l'accent sur les aspects psychopathologique et gothique du récit, la censure de l'Hollywood des années cinquante l'empêche d'aller au bout de ces idées, comme le pourra quelques années plus tard le JACK L'EVENTREUR de Baker et Berman, classique bien connu de l'âge d'or de l'Horror britannique. Cela dit, la facture soignée et l'interprétation mémorable de Palance sortent ce JACK L'EVENTREUR de la banalité et en font un agréable divertissement Noir, sans prétention.
En DVD, ce JACK L'EVENTREUR souffre d'être tombé dans le domaine public aux États Unis, entraînant la sortie de plusieurs disques chez des éditeurs médiocres. En 2007, MGM et la Fox changent la donne en le sortant dans une bonne copie au sein de la fameuse collection Midnite Movie, en tandem avec le Film Noir A BLUEPRINT FOR MURDER et avec des sous-titrages dans notre langue. En France, il arrive la même année chez Bach Films dans la collection Serial Polar de cet éditeur.
La copie 1.33 (4/3) proposée part manifestement d'une copie argentique de bonne qualité, avec une image très stable et pratiquement dénuée de défauts d'usure. Toutefois, ce transfert s'avère entrelacé (le visionnage en mode progressif pur donne lieu à des apparitions de zébrures assez fréquentes). Il souffre aussi d'une résolution moyenne. Cela dit, pour un titre libre de droits sorti chez Bach Films, il s'agit d'une relative bonne pioche. La bande son en mono PCM 2.0 sonne une peu étouffée, mais passe néanmoins sans réel souci. Un sous-titrage français imposé est fourni.
Bach Films a le mérite de proposer une sélection de suppléments assez fournie et intéressante, alors que le disque américain se contente de galeries de photo et d'une bande annonce. Stéphane Bourgoin, spécialiste bien connu du cinéma fantastique, de la littérature policière et des affaires criminelles, fait d'abord une présentation solide du métrage durant 11 minutes. Le même intervenant apparaît dans «Jack l'éventreur, l'énigme» (13 minutes) où il revient avec force érudition et détails sur les crimes de Jack l'éventreur : un supplément précis et démythifiant (pas de calèches et de réverbères dans les rues du Whitechapel de 1888 !).
Le bissophile Jean-Pierre Bouyxou disserte sur quelques films fameux inspirés par ce criminel, essentiellement le film de Brahm déjà évoqué ainsi que SHERLOCK HOLMES CONTRE JACK L'EVENTREUR ou JACK L'EVENTREUR version Jesus Franco (11 minutes). François Guérif, spécialiste du roman et du Film Noir, évoque durant 9 minutes la carrière de Jack Palance, tandis que Claude Mesplède offre un court aperçu de 4 minutes sur Marie Belloc Lowndes, auteur du roman «The Lodger». Certes, on sent les bonus faits avec les moyens du bord, l'élocution des invités n'étant pas toujours très assurée, la prise de son et le montage pas toujours parfaits. Mais il faut reconnaître que ces interventions sont pour la plupart vraiment intéressantes.
Somme toute, si cette édition souffre d'une copie perfectible, elle a le mérite, par rapport au disque Midnite Movie, d'être Zone 2 et d'offrir une interactivité intéressante ainsi qu'un tarif modéré.