Isolées dans un marais, deux femmes tentent de survivre en dépouillant les soldats qui viennent s'échouer aux alentours. Cette subsistance monotone va prendre un tournant lorsqu'un homme revient de la guerre et s'installe dans une hutte non loin de là…
Partant d'un conte bouddhiste, ONIBABA modifie tout de même grandement le tissu originel pour se plier aux vues artistiques de Kaneto Shindo. L'histoire d'origine ne comportait pas de troisième personnage qui venait titiller les désirs des deux femmes esseulées et c'était essentiellement un récit religieux qui se terminait plutôt bien. ONIBABA fait table rase de la religion, supprime les enfants de la plus jeune des deux femmes, et organise un troublant ballet de sentiments primaires. Pauvres et sans ressources, deux femmes sont obligées de tuer et piller les cadavres pour subvenir au besoin essentiel de se nourrir. L'être humain ne pouvant se suffire à respirer, manger et dormir, un autre besoin irrépressible fait irruption dans la monotonie de leur quotidien par l'entremise d'un homme qui attise leurs besoins sexuels.
Mais, si on est surtout habitué à découvrir ce désir chez des personnages masculins n'en tenant plus face à d'affolantes bimbos, cette attirance exacerbée chez des femmes est déjà bien moins explicitée au cinéma. Encore moins dans une ambiance où cette attraction se retrouve dénuée de véritables sentiments amoureux. Par exemple, une dizaine d'années auparavant, quand Kenji Mizoguchi, dont Kaneto Shindo fut un temps l'assistant, filme un trio amoureux qui se déchire de façon assez similaire dans UNE FILLE DONT ON PARLE, il reste encore un semblant de trame romanesque. En épurant à l'extrême que ce soit le nombre de personnage, les lieux ou les costumes, Kaneto Shindo fait éclater à l'écran les besoins et frustrations de ses protagonistes. Cette idée du «sentiment» séparé du besoin sexuel est résumée dans le film, pour le personnage masculin, lors d'une visite au marchand d'arme où l'on peut voir le corps d'une femme exhibée mais dont on ne verra jamais le visage ce qui, pourtant, ne laisse aucunement insensible Hachi.
Evidemment, à l'époque de sa sortie, le film sera accueilli par une frange de la critique comme une tentative d'exploitation commerciale du sexe. Des à priori encore présent dans certains ouvrages de références pourtant tout ce qu'il y a de plus sérieux ! Une quarantaine d'années plus tard, l'argument de l'érotisme facile ne tient plus puisque ONIBABA ne montre pas grand chose en regard de ce que l'on exhibe un peu partout sur nos écrans télévisés. De même, il est intéressant de noter que la sensualité et l'érotisme sont parfois bien plus présents dans les scènes habillées (Hachi observant la jeune femme battant son linge…) que lors des séquences où les deux femmes vaquent à leurs occupations torses nue.
L'élément «fantastique» du film est plutôt mince surtout en comparaison avec le conte bouddhiste d'origine qui faisait intervenir à l'évidence une sorte de punition divine. Etant donné l'approche symbolique de ONIBABA, on peut dès lors se demander, d'un point de vue occidental en tout cas, si cette histoire de masque n'est pas une façon d'expliciter l'idée que ceux qui se cachent derrière l'ignominieuse censure ou les acteurs de la répression morale ne sont parfois que des frustrés qui se battent contre la nature humaine. A partir de ce raisonnement, le dénouement abrupte du film prend un sens amusant puisque donnant l'impression que Kaneto Shindo balance ces personnes là au fond de l'obscur trou de leur conscience.
A aucun moment l'ennui ne vient poindre alors que le rythme du film de Kaneto Shindo est assez lent et que son action s'installe dans un certain dénuement. La force des images, étalées dans un noir et blanc de toute beauté, ainsi que la puissance des sentiments de ses protagonistes réussissent à eux seuls à captiver l'attention tout au long de cette oeuvre d'une grande cruauté et d'une incroyable concision.
ONIBABA était sorti auparavant chez Criterion, aux Etats-Unis, dans une édition bénéficiant de plusieurs suppléments absents du disque français. Nous vous conseillons d'ailleurs d'aller jeter un oeil à la critique que Eric Dinkian avait concoté à propos de ce DVD où il parlait déjà en détail du film et où vous en apprendrez plus au sujet du disque édité par les Américains.
Le disque français propose un transfert 16/9 du film et semble partager la même source que celui du disque américain : cadrage identique, même petits défauts sur la copie d'origine… Les seules différences se situent du côté du contraste et de la définition qui sont un poil plus léger sur le disque français. On trouve aussi quelques toutes petites traces de la compression numérique qui seront plus ou moins notables en fonction de votre équipement mais qui ne gênent en rien la vision du film. De plus, il y a souvent une différence de durée entre les films édités en PAL ou SECAM, en raison de ce format le minutage est souvent plus court, mais pas mal de disques de Wild Side, ainsi que d'autres éditeurs français ces derniers temps, se conforment au défilement «cinéma». C'est le cas de cette édition de ONIBABA.
DVD Criterion |
DVD Wild Side |
Seule la version japonaise est proposée avec un sous-titrage en français. La piste sonore conserve son mono d'origine qui retranscrit assez bien les plages de silence tout comme les dialogues ou les passages musicaux. De la sonorisation claire et nette, en somme !
Kaneto Shindo s'adonnait aux joies du commentaire audio sur les DVD japonais et anglais mais n'offrait qu'une interview aux Américains de Criterion. Pour la France, pas de Kaneto Shindo du tout, mais deux membres de sa famille, avec son fils et sa petite fille, liés, eux aussi, au monde cinématographique. Les deux parlent de leurs relations avec le prestigieux membre de leur famille et ONIBABA n'est pas véritablement au centre des débats. Cette double interview montée en un seul sujet s'avère tout de même intéressante puisque donnant un point de vue extérieur, tout en étant proche, à propos du réalisateur japonais. Cela permet ainsi d'avoir un éclairage sur sa carrière avec, par exemple, la fondation de la Kindai Eiga Kyokai ou le portrait de l'homme derrière la caméra sans oublier d'évoquer Nobuko Otowa. La petite fille de Kaneto Shindo en profite, au passage, pour parler largement de ses projets ce qui, pour le coup, s'écarte complètement du sujet principal !
Le reste des suppléments est composé des filmographies de Kaneto Shindo et Nobuko Otowa ainsi que d'une galerie de photos. Celle-ci paraît bien pauvre comparée au même supplément du disque américain où l'on retrouvait, en plus, des planches de story-boards ou des affiches d'époque. Tout n'est pas perdu puisque notre base de données contient quelques-uns une des photos d'exploitation datant de la sortie du film en France. Pas grand chose, à l'arrivée, surtout en plaçant ce disque face à l'édition anglaise reprenant le contenu du DVD Criterion, à l'exception de l'interview de Kaneto Shindo, tout en y ajoutant le commentaire audio des Japonais ainsi que d'autres babioles réalisées pour l'occasion. Mais cela ne coûte pas le même prix et le tout est, comme on s'en doute, réservé à un public anglophone.
L'absence de Kaneto Shindo parmi les suppléments sera oubliée très facilement puisque ONIBABA sort dans la collection «Pocket» de Wild Side ce qui place son prix aux alentours d'une quinzaine d'euros. Une offre plus que sympathique pour découvrir le film du cinéaste japonais dans de bonnes conditions et, pour le même prix, avec un traitement éditorial de la part de l'éditeur bien supérieur à celui de KWAIDAN qui sort au même moment et dans la même collection.