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Critique du film et du DVD Zone 1
TEKNOLUST 2001

 

Notre société est aujourd'hui obsédée par la séduction du monde digital. Tant de possibilités de stimuler le désir, de se créer des personnalités multiples, ne jamais montrer son vrai visage. Bienvenue à TEKNOLUST, l'antichambre cinématographique de la biotechnologie et de la cybernétique.

Tilda Swinton joue le rôle du Dr Rosetta Stone, créatrice de trois alter ego virtuels, programmes informatiques auxquels elle a injecté son propre ADN. Ruby, Marinne et Olive évoluent de manière indépendante dans un environnement sans virus, sans capacité de reproduction, avec un contrôle total. Seule une porte a été créée afin de permettre à Ruby de prendre pied dans le monde réel. Car elles ont besoin toutes trois de Chromosome Y afin de survivre. Ruby va alors sans le savoir provoquer une épidémie.

La réalisatrice Lynne Hershman-Leeson (également scénariste et productrice) a décidé de maintenir son film dans un état de bonheur permanent et de rêve éveillé où le virtuel et le réel passent de l'un à l'autre sans explication particulière, sauf le fait de s'interpénétrer, de se nourrir l'un de l'autre. D'un point de vue strictement référentiel, on pense directement à GENERATION PROTEUS de Donald Cammell. Mais TEKNOLUST est également une sorte de prolongation de la réflexion entamée dans CONCEIVING ADA, le précédent film de la réalisatrice, où l'on retrouvait déjà Tilda Swinton et Karen Black dans une histoire où un ingénieur à trouver le moyen de communiquer avec le passé, tout en touchant aux thèmes de l'ADN et du langage informatique. Il est d'ailleurs possible d'en voir un extrait sur un moniteur TV au moment où le Dr Stone vient chercher des films contenant des scènes de séduction dans un vidéo club.

Ruby possède ainsi un moyen de se matérialiser hors du programme. Elle garde ses spécificités : ses impulsions, son immortalité, son invincibilité et sa séduction. Mais aussi sa capacité à infecter ses partenaires d'un mal mystérieux : une impotence doublée d'une allergie incarnée par un code barre s'affichant entre leurs yeux. Bio terrorisme ? Disparition de l'espèce humaine? Le renversement de situation est ingénieux : le «sexe sans risque» (utilisation du préservatif dans tout rapport sexuel) devient risqué. Ruby revient naturellement conserver le sperme de ses amants dans son antre/programme pour le transformer en décoction afin de se nourrir de chromosomes Y. Paradoxalement, sans que le Dr Stone ou ses programmes ne le sachent, ce sexe sans risque va perdre l'humain. Choix cornélien : maladie sexuellement transmissible ou maladie génétiquement transmissible ? Faire l'amour à un programme informatique entraîne-t-il l'impotence ? Les geeks du monde entier vont-ils (dé) périr du fait de leur addiction aux fantasmes réalisés en mode binaire ? Autant de questions soulevées de manière intelligente, mais sans intellectualiser le propos. Le programme se révolte (sans le savoir) et s'éveille à sa propre conscience. Toutes ces questions essentielles, qui contiennent un potentiel d'une bonne dizaine de films, ne perdent cependant pas le métrage dans des considérations stratégiques, moralisatrices ou philosophico-nébuleuses. TEKNOLUST explore également ses sujets de par son potentiel comique. Les rencontres de Ruby sont émaillées de réflexions naïves quant à sa quête sexuelle. La séquence dansée, aux alentours de la vingtième minute, est témoin de ce parti pris, tout comme c'est le cas du comportement de Rosetta. Consciente de l'avancée de son travail et des risques impartis, elle demeure toutefois à des années-lumière de son éventuel impact, qu'il soit éthique, légal ou financier. Le fait qu'elle soit une survivante d'une attaque virale ayant par le passé décimé sa famille la rend à ce propos plus humaine mais également plus faible quant à ses notions d'humanité et de relativité. Sa grande naïveté en fait à la fois sa force et sa plus grande faiblesse. Elle reste également (de manière volontaire par l'auteur) la plus robotique de toutes les personnalités féminines présentes dans le film. Profitons-en pour rendre hommage à Tilda Swinton qui réussit un véritable tour de force en jouant quatre rôles diamétralement opposés.

Il y a également le personnage lunaire de Sandy (Jeremy Davies), amoureux transi de Ruby via son site Internet, les photocopies de son visage qu'il effectue, ou de l'image qu'il s'en fait ? Autant le sexe est facile pour Ruby (le programme), autant il est un mystère pour Sandy (l'humain)– car il est, justement, humain. Sandy travaille lui aussi dans la duplication : il tient un magasin de photocopies. Elles sont d'ailleurs toutes ratées ! Le ton est donné, il sera aussi celui d'une bande dessinée. Tout comme le personnage de détective privé, féministe irréductible, qu'est Dirty Dick. Joué par une Karen Black en grande forme qui échafaude une théorie de conspiration à propos de l'épidémie. On notera le jeu de mot intraduisible en l'état sur «Dirty Dick» qui signifie à la fois «privé pourri» que «bite sale». preuve en est que Lynne Hershman-Leeson sait se moquer de son sujet et pas de la manière la plus fine qui soit !

La réalisatrice fait le choix délibéré de se concentrer sur un cyberespace palpable et loin du confort qu'il présuppose. Aux codes couleurs précis, mais également via la description d'un monde d'interactions humaines n'ayant plus aucun contact direct. Si le cyber-sexe est une réalité, les relations ont quasiment disparu. Tout s'effectue ainsi au travers d'un écran : qu'il s'agisse du portail «e-dream» de Ruby ou entre les médecins et les hommes contaminés. Le contact a disparu au profit de la régence d'une technologie omniprésente, utilisée pour son fait d'éloignement de l'humain.

Synthétiser l'amour, les sentiments, les avatars de sentiments en provenance des films, les vrais émanant des humains… C'est bien de la séduction dont parle TEKNOLUST. Le manque d'émotion de toute technologie se voit contrebalancée par l'injection d'esprit dans les programmes. La réalisatrice se surprend d'ailleurs à non seulement jouer sur le tableau des trois programmes qui s'humanisent, mais également avec les références qu'elle insuffle au film. Entre les compositions de plans qui rappellent Edward Hopper (la scène du bar, à 15mn20), la recréation de la Pietà de Michel Angelo, un dialogue de CHINATOWN, la reprise de la fin du discours de Jim Jones dans la bouche du harangueur de rue, la scène de séduction par Kim Novak dans L'HOMME AU BRAS D'OR. Ces références ne sont en rien innocentes ni gratuites, impliquant directement les personnages de Ruby, Marinne et Olive dans leur évolution vers la conscience humaine. Tout ce qu'elles ont téléchargé de la connaissance, du savoir.

La première scène où Ruby se maquille est une référence directe à LA DAME DE SHANGAI et la personnalité multiple d'Elsa Bannister ; Cela va du jeu de miroir à trois faces au maquillage… Trois faces et, justement, on plonge dans LES 3 VISAGES d'EVE de Nunnally Johnson auquel il est également fait mention ici. Brillant film sur le dédoublement de personnalité, trois visages d'une même femme en train de se déconstruire. Trois programmes, comme les trois parques qui semblent surveiller le sort de l'homme non plus des régions de L'Olympe mais depuis leur programme informatique. TEKNOLUST apporte ainsi une brillante dimension mythologique à son discours, l'informatique étant en ce sens devenu la nouvelle mythologie moderne, l'harmonie du monde s'implique directement de ce fait dans ce que les programmes font subir aux humains. Comme les Parques.

Techniquement parlant, le film est d'une grande splendeur visuelle et sonore. Richesse et complexités des couleurs, de leur composition à l'écran, leur correspondance en qualité de teintes complémentaires (rouge & vert, par exemple)... Ce travail très précis se retrouve tout au long du film. Des décors de l'intérieur du programme, propre à chaque protagoniste, mais également de la décoration même. Ruby, la plus vieille, toute de rouge vêtue, jusqu'aux préservatifs qu'elle utilise ainsi que son vernis à ongles. Marinne, où le bleu domine sa vie, ses rêves, ses désirs, la plus rebelle. Qui soutient Olive, toute en sagesse, en compréhension de l'autre et en vertu. Les vêtements, les affiches, les boissons… Tout devient matière à correspondance, délire chromatique avec un sens de l'ordre de la logique imparables. Le portail Internet de Ruby, où les connexions nombreuses témoignent de l'intérêt intense que les internautes éprouvent vis-à-vis de son contenu, porte aussi le sceau du rouge désir, de la transgression de l'interdit. Pas de hasard non plus de noter qu'en Alchimie, le rouge est la couleur de la transformation.

Le clonage de ces SRA («Self Replicated Automatons») s'applique aussi à d'autres éléments du film. Ainsi le plan sur les tomates et la salade que Rosetta coupe ont des étiquettes (bleues) mentionnant le fait qu'elles sont «génétiquement modifiées». Cette logique chromatique se retrouve ainsi dans les moindres détails du film… Ces couleurs sont aussi les composants dits «RVB» du signal vidéo.

TEKNOLUST est ainsi un film travaillé dans ses moindres recoins et cela se sent. Tourné en DV, il se permet ainsi des audaces visuelles et scénaristiques qui ont certainement desservi son exploitation. Le film a en effet connu une distribution très discrète, voire inexistante. Les effets spéciaux numériques apparaissent d'une grande qualité à la fois dans l'élaboration, l'incrustation quant au réel et leur rendu final. Tout cela afin de prolonger ce sentiment de rêve éveillé. Jusqu'au générique final, sous les couleurs du portail Internet de Ruby, étape définitive de l'intrusion du digital, jusque dans le cinéma et son prolongement cyber. Réalité fictive ou fiction réelle ? Il n'y a plus de limites, semble dire TEKNOLUST.

La copie présentée dans son format original 1.78:1 offre un transfert 16/9 de qualité. Une excellente compression qui magnifie le travail effectué sur les couleurs et la photographie du film. Les différentes palettes de rouge y sont saisissantes. Le matériau d'origine donne à voir un très beau travail : aucun défaut ne nous est apparu. Cette copie allie une définition claire des personnages, des contrastes saisissants et un piqué admirable. Côté son, une piste anglaise sans aucun sous-titre en stéréo offre un espace sonore clair, avec là aussi pléthore d'effets sonores et bruitages. On pourra regretter l'absence d'un mixage en 5.1 voire DTS, tant on sent l'extrême soin apporté à l'ensemble. Ce qui profite également à la musique électronico-éthérée de Klaus Badelt, sachant se détacher des dialogues. Un équilibre dans le mixage qui est un vrai plaisir pour nos oreilles.

Hormis l'accès aux chapitres, il y a hélas peu de choses pour les amateurs de boni. Le film annonce (racoleur) du film témoigne du mal qu'ont pu avoir les distributeurs cinéma et DVD pour vendre le produit. On retrouve aussi quatre autres films annonces de films distribués par Velocity Home Entertainment, dont trois (ASYLUM DAYS, BLAST et HALLOW'S END) ont un rapport avec le film de genre. Les biographies des protagonistes principaux et de la réalisatrice frisent le ridicule… Mais il n'y aura aucun autre document relatif au film.

Pour les anglophiles uniquement, il existe un commentaire audio de Lynne Hershman-Leeson. Très posé, précis et descriptif, il donne cependant peu d'informations sur les conditions du tournage, le travail avec les acteurs, l'écriture. Il est surprenant d'apprendre ainsi que le film a été réalisé dans l'urgence. La plupart des figurants sont d'ailleurs des membres de l'équipe du film. Cela ne se ressent toutefois d'aucune manière à la vision du film La réalisatrice est cependant intarissable sur les éléments qui l'ont influencée, l'explication des plans, de leur composition, de la technique utilisée, du sens qu'elle souhaite donner au film.. Cela débouche sur une réflexion passionnante concernant l'interaction entre notre vie et la technologie qui semble la déborder.

Rédacteur : Francis Barbier
Photo Francis Barbier
Dévoreur de scènes scandinaves et nordiques - sanguinolentes ou pas -, dégustateur de bisseries italiennes finement ciselées ou grossièrement lâchées sur pellicule, amateur de films en formats larges et 70mm en tous genres, avec une louche d'horreur sociale britannique, une lampée d'Albert Pyun (avant 2000), une fourchettée de Lamberto Bava (forever) et un soupçon de David DeCoteau (quand il se bouge). Sans reprendre des plats concoctés par William Friedkin pour ne pas risquer l'indigestion.
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L'édition vidéo
TEKNOLUST DVD Zone 1 (USA)
Editeur
Velocity
Support
DVD (Simple couche)
Origine
USA (Zone 1)
Date de Sortie
Durée
1h21
Image
1.78 (16/9)
Audio
English Dolby Digital Stéréo
Sous-titrage
  • Aucun
  • Supplements
    • Commentaire audio de la réalisatrice
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